Quand je replonge en moi-même à la recherche des souvenirs de ma plus tendre enfance, quand je cherche en moi les images de mes premières années, ça n’est jamais la maison qui me revient en premier. Le quotidien s’est presque complètement effacé – comment était meublée ma chambre, quels étaient mes jouets préférés ? Je ne suis plus très sûre… Comment était ma première école, qui m’a appris à faire du vélo ? Tout cela est si flou et si terne surtout. Le Big Eyes et ses couleurs, c’est un raz-de-marée sur ma mémoire, un fantôme de mon enfance que rien ne pouvait égaler, une image trop vivante pour que le reste vaille la peine d’être retenu. Mon tout premier souvenir, je devais avoir quoi, cinq ans ? Il y avait cette artiste - comment s'appelait-elle ? Blonde, les yeux clairs, jambes interminables et justaucorps pailleté, elle sortait de scène je me souviens, une musique entraînante, une voix grave et profonde et des gestes d'une grâce remarquable - c'est que les applaudissements avaient duré longtemps. Je m'étais glissé derrière le rideau lourd alors que mes parents étaient pris à leurs discussions. J'étais si petite, je n'avais pas le droit d'aller en coulisses - c'est dangereux Alruna insistaient les adultes. Mon cœur battait la chamade de braver l'interdit, mais je devais la voir, au moins un tout petit peu, la regarder encore juste quelques instants… Je me sortais du tissu pour la voir disparaître, je me revois courir entre le matériel presque aussi haut que moi pour la suivre, éviter des danseuses surprises et agacées de me trouver sur leur chemin, prendre l'escalier qui mène aux loges… Et la trouver assise sur le sol, adossée au mur contre la tapisserie qui avait sans doute était criarde il y a un demi-siècle. En larmes. Ça me paraissait inconcevable alors, de danser et de chanter comme cela pour pleurer ensuite de la sorte - elle devait avoir mal ou quelque chose, il fallait l'aider… Je me souviens avoir fait quelques pas dans sa direction, je me suis penchée sur elle, j’ai posé ma main sur son bras - elle a sursauté, surprise et m'a fixé longtemps sans rien dire, le regard presque vide. Puis elle a souri. C’est cela mon enfance : le Big Eyes, les performances, les applaudissements et l’envers du décor… J’ai oublié les murs de ma première chambre mais pas cette tapisserie si laide que mon père avait fini par faire remplacer, pas les artistes qui m’apprenaient à danser et me laissaient utiliser leur maquillage pour rire, pas les heures assises dans le petit bureau avec ma mère à étudier mes cours ou les runes, pas l’air fatigué et satisfait de mon père quand il s’accordait enfin son premier verre et qu’il me laissait monter sur ses genoux pour regarder la scène. Tout le reste, c’est une reconstruction - l’histoire de ma jeune vie comptée par mille témoins qui a fini par se substituer à ce que j’avais réellement vécu ; mais la seule chose palpable, la seule chose personnelle, c’est mon regard sur le Big Eyes. J’étais une enfant pleine de vie, exubérante, une petite tempête - j’étais aussi l’image de l’héritière parfaite, chérie par sa famille, excellente élève, curieuse de tout et déjà dévouée à Freyja à un si jeune âge. C’est ce qu’ils m’ont dit, en tout cas.

Le mariage de mes parents était assez récent à ma naissance - leur relation encore pleine de tendresse et d’attentions. Mon père s’était retrouvé à la tête du Big Eyes, cabaret légendaire de Senja - cinquante ans après leur arrivée à Senja les Fans mettaient la main sur ce monument de la Beauté… C’était une source de fierté - mais je crois que surtout dans mes plus jeunes années c’était également une source d’inquiétude. Le genre de défi où l’on ne peut échouer. Mon père y passait la quasi-totalité de son temps, ma mère avec lui - et moi avec eux. Dans ma petite enfance je me souviens de visites et de longues discussions entre mon père et ses frères et sœurs, de conseils que je ne comprenais pas et qui se sont fait plus rares alors qu’il prenait en confiance et en expérience. Les repas de famille, les anniversaires, les évènements marquants ou quotidiens, ils commençaient ou finissaient tous là.

Puis quelque chose a changé - le ventre de ma mère s’est arrondi, les regards qu’on lui adressait avaient une nouvelle lueur. Tu vas être grande sœur Alruna, m’avait-elle chuchoté, il faudra prendre soin et protéger le bébé, c’est une grande responsabilité. Dans les mois qui ont suivi, ma mère et moi avons bien moins souvent été au Big Eyes, même mon père s’échappait du cabaret pour la couvrir d’attentions. Ne te fatigue pas, laisse les autres faire, je vais m’en occuper… Je ne me souviens pas l’avoir vu aussi attentionné avant ou après cela. Ma mère elle était prise d’une obsession de changement, elle a refait faire la moitié des pièces - j’étais ravie d’ailleurs, puisque ma chambre était la plus proche de la leur ce serait celle du bébé, moi j’allais avoir une vraie chambre de grande avec un lit d’adulte et une coiffeuse dorée… Je n’en ai jamais parlé à mon père, mais je me suis demandée plusieurs fois arrivée à l’âge adulte si mes parents n’avaient pas eu des problèmes à concevoir cette cadette, si quand je trouvais ma mère tout d’un coup abattue à boire du whisky, ce n’était pas ça - et j’étais trop petite pour comprendre. Je sais en revanche tout l’amour qu’ils portaient à Eira, avant même sa naissance, toute l’adoration qu’elle leur inspirait déjà. Qu’elle nous inspirait en fait - puisque je devais être une grande sœur, je serais la meilleure de toutes. Un soir, j’ai entendu mes parents s’agiter dans la maison, mon père a appelé une des nouvelles artistes du cabaret et lui a demandé de venir me chercher parce qu’il devait conduire ma mère à l’hôpital. Ça a été une des journées les plus importantes de ma vie.

La danseuse, son nom de scène, c'était Euphoria. Elle arrivait d’Angleterre et elle était grandiose, une technique parfaitement maîtrisée, une voix claire - elle n’avait pas mis très longtemps à s’attirer les faveurs de plusieurs membres de la Beauté, mon père parmi eux. Elle était arrivée à Senja sans conjoint mais avec ses deux enfants, des jumeaux de quelques semaines à peine mes aînés : Evin et Siv. Elle est arrivée encore maquillée, elle m’a emmenée dans une maison encore en plein travaux - il y avait des cartons partout et ça sentait la peinture fraîche. J’ai passé la soirée avec les deux enfants, à imaginer ce que cela allait être, d’avoir une sœur de dix ans ma cadette, et à rire, à parler du Big Eyes, des artistes… Je crois que je les ai tout de suite aimés, que nous nous sommes tout de suite compris. Quelques heures plus tard et une nuit trop courte, on m’emmenait pour rencontrer Eira. Ma mère avait l’air épuisée, mais elle regardait le nourrisson avec une tendresse incroyable. Tu veux la tenir ? On m’a assis sur un fauteuil et on a mis ce nouveau-né aux yeux encore clos dans mes bras. Si petite, si fragile… Je serai toujours là pour toi, je te le promets.

Eira s’est révélée aussi merveilleuse que nous l’avions espéré - si douce, si calme, si tranquille. Je me suis moi-même un peu assagi à son contact, pour ne pas la bousculer ou la heurter malgré moi. Je m’effaçais pour elle, pour l’écouter, pour l’aider, pour être toujours présente sans l’écraser - on la préférait et ça n’avait aucune importance : évidemment qu’elle ne pouvait qu'être incroyable, je veillais sur elle et m’en assurait. Et elle me l’a rendu - nous avons été l’une pour l’autre des confidentes et des complices, elle était un mystère pour les autres dont elle me révélait les secrets… Je ne m’étais jamais sentie seule avant sa naissance, j’étais toujours avec des gens, mes parents ou leurs proches, les techniciens, les artistes, les habitués du Big Eyes, j’avais des amis de mon âge… Pourtant, maintenant qu’elle était là, tout cela me semblait être une terrifiante solitude.

Avec Eira, ma mémoire s’emplit petit à petit de souvenirs de la maison - pas que nous n’étions pas toujours au Big Eyes finalement, simplement le quotidien, maintenant qu’elle était là, était un peu moins terne et un peu plus mémorable. Et puis c’est aussi l’âge où l’on commence à s’affirmer, où l’on expérimente. Combien de soirées ai-je passé avec Edvin et Siv à refaire le monde, à imaginer ce qu’allaient pouvoir être nos vies ? Nous avons été des adolescents tout ce qu’il y a de plus cliché - nous avons fait le mur, volé des cigarettes pour essayer, bu de l’alcool en cachette avant d’aller danser toute la nuit dans un bar qui fermait les yeux sur notre présence. Je me dis que les patrons savaient, qu’ils connaissaient sans doute nos parents - mais nous restions raisonnables et nous ne posions pas de problème alors je ne me souviens pas que nous en ayons eu… Et un jour, tout d’un coup, nous avions dix-huit ans.

Je me suis agenouillée avec arrogance - regardant avec hauteur ceux qui doutaient encore. Bien sûr que j’étais jeune mais je devais et j’allais réussir. Je n’ai ressenti le danger et l’urgence de la situation qu’une fois les poignets tranchés, alors que j’attendais que la déesse ne se manifeste et que la vie me fuyait. C’est terrifiant quand on a dix-huit ans et qu’on a trop de certitudes pour douter de soi, de se sentir mourir… Et incroyable de l’entendre et de se sentir revivre. Quel orgueil d’avoir triomphé, d’être officiellement membre de la caste à peine majeure - et quelle fierté dans le regard de mes parents et de mes proches…

Il y a eu l’envers du décor, mon père m’invitant dans son bureau pour me demander quand est-ce que je comptais m’installer seule et comment j’allais financer mes études. C’est pour ton bien, tu dois apprendre… Cruelle façon de m’apprendre que rien n’est gratuit, rien ne s’obtient sans négociation, qu’on n’arrive à rien sans se battre… Un défi que j’ai pourtant relevé avec la morgue et la hargne qui me caractérisait déjà. Non seulement j’allais tout obtenir, tout ce qu’il me refusait tout d’un coup, tout ce qu’il me plairait ; mais en prime, je devais devenir indispensable, incontournable. J’ai pris un appartement avec Edvin et Siv en plein cœur de Rodsand, et puisque je venais de rejoindre la branche de l’avarice et que j’avais passé des années à écouter mon père et le regarder faire, je me suis lancée dans des études en finance. C’était une époque si simple, si joyeuse. L’appartement était toujours empli de vie, de gens de passage, de discussions animées et heureuses et de plaisirs divers - pour financer mes études je me suis fait très brièvement mannequin, et j’ai aidé Siv qui voulait suivre les traces de sa mère à créer son premier numéro et à se faire connaître.

J’avais toujours été proche des jumeaux d’une façon très similaire - une amitié aussi fusionnelle que la plupart des grandes relations de ma vie, une confiance absolue et une absence de pudeur qui surprenait notre entourage. Pourtant en grandissant nous avions changés sans qu’aucun de nous trois ne le remarque vraiment. Je me souviens de cette soirée - nous avions bu, Siv était allée dormir chez celui ou celle qui n’avait su lui résister ce soir-là, et Edvin et moi nous avons titubé en riant jusqu’à la porte - il nous a bien fallu cinq minutes pour réussir à l’ouvrir. Il m’a pris par le bras et m’a entraînée dans sa chambre - je dois te faire écouter cette chanson, vraiment… Alors qu’il fouillait dans ses vinyles je me suis assise sur le lit, j’ai regardé l’affiche représentant Etta James au-dessus de la porte - fond jaune et cheveux d’un blond éclatant, visage levé et boucles d’oreilles brillantes. Je me souviens avoir murmuré combien je la trouvais belle avant de surprendre le visage de mon ami tout proche du mien ; et de l’embrasser.

C’était l’été de mes vingt-deux ans, et après cela tout est allé très vite. Dans les grandes relations de ma vie, tout a toujours été trop vite ; je ne suis pas exactement une personne patiente. Siv a été remarquée par la bonne personne, nommée Merveille de la Beauté - et elle est partie. Tout changeait pour elle, il lui fallait un nouveau logement, elle avait de nouvelles obligations, occupations, un tout nouvel entourage. Edvin et moi, nous avons essayé de l’épauler, de l’aider au mieux tout en découvrant notre amitié d’enfance devenue une romance - en explorant nos envies et nos sentiments. Tout était à faire, à inventer, tout était possible ! La question de la sublimation est très vite arrivée, sa sœur était irrémédiablement liée à la Beauté, j’étais une surnaturelle et nous partagions déjà tant… Nous avons passé des soirées entières dans notre nouvel appartement encore presque vide à imaginer ce que cela pouvait être, à en parler, à se chuchoter de si doux serments… Peu après mon anniversaire, nous avons passé le pas. C’était étrange de tracer sur son front Nhaudiz, effrayant de le voir tant souffrir, tant supporter pour aller jusqu’au bout - et la douleur… Certaines des choses les plus précieuses sont douloureuses.

Je me souviens de ce que cela faisait - de le ressentir. Edvin l’aventureux, qui cherchait toujours de nouvelles sensations, de nouvelles expériences… Tout d’un coup, tout cela était en moi aussi, toutes ces pensées, toutes ces couleurs, toutes ces joies ! La vie était un ravissement chaque jour renouvelé, et tout nous souriait.

J’avais vingt-cinq ans, Eira en avait quinze. J’avais fini mes études, j’avais un emploi de rêve, j’étais déjà surnaturelle depuis quelques années et je commençais à faire mes armes dans la politique de la caste, et j’avais un sublime… Je n’ai pas vu venir l’orage avant qu’il ne soit trop tard.

J’ai vu la relation de mes parents se détériorer sans jamais vraiment y prêter une réelle attention - ça ne changeait rien à leur mariage et à ce qu’ils représentaient pour moi. Ca n’est pas l’affaire des enfants quand les parents ne s’aiment plus, surtout quand ils ont quitté le nid. Je crois que j’étais en colère contre mon père quand cela a commencé - il avait poussé un de mes clients à ne pas suivre mes conseils ou quelque chose du genre, mon père a de toute façon toujours été très doué pour me mettre hors de moi. J’étais venue m’en plaindre à ma mère - et peut-être inviter Eira. Ma mère, ma chère petite maman, le visage déformé par les larmes et la terreur. J’ai mis trop longtemps à comprendre, à intégrer - j’ai émergé de mon incompréhension trop tard. Les lois de la Beauté sont ce qu’elles sont - Kára venait au monde pour mettre fin à la mascarade. J’ai essayé de lui arracher des explications, une vérité quelconque - elle est restée de marbre. La peur était passée, elle acceptait sa fin pour son enfant, elle reconnaissait à mon père son droit et son devoir d’obtenir réparation. J’avais envie d’hurler - je n’ai rien dit. Pour la toute première fois de mon existence, je refusais les lois de la caste à laquelle j’étais pourtant si fière d’appartenir – mais cette fierté m’a fait tenir ma langue. Endurer en silence la colère d’un homme meurtri. J’aurais aimé en vouloir à mon père - qu’elle m’explique combien il l’avait rendue malheureuse, ce qu’il ne faisait plus, ce qu’il ne disait plus ; je voulais lui trouver une justification, pour l’excuser un peu… Elle n’a rien lâché, et ma pitié et ma douleur se sont changées en colère. Kára avait besoin d’elle, Eira avait besoin d’elle, j’avais besoin d’elle ! Ses fautes ont conduit à sa mort, et elle l’a accepté, elle ne s’est pas battue pour nous, elle n’a pas un instant songé que leur foutu honneur pouvait avoir moins d’importance que ses filles. Je revoyais mon père droit devant son corps meurtri et immobile, à jamais froid, et le souvenir de sa chair inanimée ne m’inspirait plus que du dégoût. Il a fait ce qu’il devait faire - c’est elle qui a échoué.

Ce soir-là je suis rentrée - et j’ai vu dans les yeux d’Edvin qu’il avait ressenti ma colère et mon désespoir. Sunniva est morte. Je m’entends parler, mais ce n’est pas moi qui parle. Je me vois bouger, mais ce n’est pas moi qui me déplace - je ne suis plus vraiment là moi. Je me vois découper avec précaution toutes les photos de famille, arracher son visage de chaque événement joyeux ou malheureux de ma vie. Je me vois recoller avec toute autant d’attention les images à présent arrangées - d’où manque une silhouette ou un visage fantomatique. Je me vois brûler le tout et regarder le feu en fumant cigarette sur cigarette. Je n’ai plus de mère. Les sanglots montent dans ma gorge, j’ai envie de frapper sur quelque chose ou de m’ouvrir le crâne, je m’arrache les cheveux en me recroquevillant sur moi-même. Les gestes d’Edvin sont doux, je peux ressentir sa tristesse, sa tendresse, sa compassion - il me prend les mains et m’attire contre lui. Je n’ai plus de mère. Je sais qu’il m’entend hurler en pensée. Non, mais ça va aller.

Edvin a été le seul témoin de ma chute silencieuse - je devais tenir, je devais faire face. Je voulais fuir la maison familiale que son souvenir hantait encore ; pourtant j’y retournais toujours. Pour Eira, pour Kára. La première venait de traverser une épreuve terrible qui lui était imposée comme la normalité - pourtant dans certaines de nos discussions quand tout le reste de la maison s’était endormie et que j’étais venue passer la nuit avec elles, le nom de notre mère revenait encore parfois sur ses lèvres. Un coup de poignard à chaque fois, que je prenais avec un sourire doux et triste. Kára venait de naître, innocente et insouciante, elle n’avait pas idée de ce qui venait de se jouer, de ce que sa conception avait provoqué. Puisque sa génitrice était morte pour ses fautes, elle avait sa place dans notre famille ; et je ne crois pas que notre père l’ait traitée différemment que nous, enfin dans la mesure de notre écart d’âge. Seulement, elle n’avait plus de mère et c’était injuste. Je me suis appliquée à lui offrir tout ce que Sunniva m’avait apporté - aussi bien que j’ai pu en ayant ma propre vie hors des murs de la maison familiale. Je l’ai regardée grandir avec la même adoration que j’avais eu pour Eira, une volonté semblable d’être là envers et contre tout. Je suis restée debout et digne, j’ai tenu ma place de sœur, ma place de fille, ma place dans la caste. Et un jour, je n’y ai plus pensé. Ce n’est pas que la colère ou la tristesse soient parties - ça n’arrivera sans doute jamais vraiment. Simplement, ça n’avait plus la même importance, la vie continuait.

Edvin n’était pas un garçon respectable. Impulsif, fougueux, exubérant et immature - il était de toutes les passions, il se laissait toujours porter par ses sens et par ses émotions. Il avait toujours une nouvelle conquête, il était de toutes les bagarres, il buvait, il prenait de la drogue, il était insolent et superbe. Il était parfait pour moi. Quand nous entrions quelque part, on se retournait sur nous - nous brillions de mille feux, vivions au-dessus de nos moyens, avions un avis sur tout… Tout à ses côtés était une occasion de fête, de célébration… Derrière sa folie des grandeurs qui en faisait déjà le partenaire idéal pour moi, c’était aussi un fin stratège, un ambitieux, un homme que rien ne répugnait s’il y gagnait assez. Qu’est-ce qui dans tout cela a causé sa perte, je ne le saurais jamais vraiment.

Il passait sa soirée ailleurs - c’était fréquent, notre couple n’avait jamais été exclusif. J’avais senti la joie de son ivresse en m’endormant, imaginant qu’il passait près de la maison et qu’il viendrait peut-être plus tard dans la nuit. C’est sa peur qui m’a réveillé, comme s’il avait tout d’un coup été cloué sur place, mais qu’il voyait venir quelque chose… Et puis, la douleur, plus intense que jamais - et plus rien. Juste le vide, l’absence, le silence. Quelque chose qui pulsait en moi depuis des années et qui tout d’un coup s’était arrêté. Je suis sortie, j’avais juste enfilé un imperméable sur mon pyjama, et j’ai erré dans les rues en le cherchant, en lui ordonnant de venir à moi, en l’appelant sans cesse. En vain. Aucun hôpital ne l’avait retrouvé - je suis allée à chacun de ses endroits préférés, je suis restée assise pendant une éternité devant le téléphone, à attendre un appel, un signe, quelque chose. Je n’étais pas prête pour cela pourtant, quand la voix de l’inspecteur m’a annoncé qu’ils avaient trouvé son corps. Accident de voiture, le chauffeur probablement saoul s’était enfui. Signez ici, et c’est fini.

Je suis à genoux sur le tapis du petit salon - moi je voulais le prendre couleur crème, mais Edvin avait eu gain de cause avec son chocolat - ça ira beaucoup mieux avec l’or de la table et le canapé. Il avait raison - en termes de goût il avait toujours raison d’ailleurs. Je suis à genoux sur le tapis, et je regarde ses vinyles préférés, ceux qui passaient toujours, ceux qu’il mettait avant que l’on se blottisse l’un contre l’autre pour parler, lire ou laisser le temps passer en silence. Devant moi, il y a celui d’Etta James - son nom en orange, le titre, At last en vert, le fond jaune, les cheveux d’un blond éclatant, visage levé et boucles d’oreilles brillante. Elle est vraiment belle.
Est-ce que c’est à ça que cela ressemble, la fin du monde ?

La vérité, c’est que je n’aurais jamais pu tenir bon. J’ai essayé d’en avoir l’air, je me suis cramponnée de toutes mes forces à ce qu’il me restait d’orgueil pour donner le change - mais toute ma vie était en train de se fissurer. Je tombais et je tombais encore, et il n’y avait rien pour amortir ma chute - la fin était prévisible, inéluctable. Mais Eira était là, une main tendue pour me rattraper et me remettre debout. J’ai tout laissé sortir - elle a tout vu, tout entendu, elle a compris. Enfin, elle est venue occuper un peu du vide qu’avait laissé Edvin. Siv m’en a énormément voulu, de prendre ma sœur pour sublime si vite après le drame - je crois qu’elle avait l’impression que je trahissais son deuil et la mémoire de son frère, elle était effondrée et je ne continuais pas de creuser avec elle. Notre amitié en a été irrémédiablement changée, et il lui a fallu des années avant d’accepter de renouer avec moi.

Eira ne remplaçait pas Edvin. Elle ne le pouvait pas - elle était trop différente, et notre relation aussi n’avait rien à voir. Ce n’est plus la même chose que nous partagions, même la sublimation n’avait rien à voir... Elle ne pense pas comme lui, elle ne ressent pas comme lui - c’était nouveau et réconfortant, c’était une présence incroyable, un lien incomparable ; et ça n’était pas lui, je n’avais à aucun instant l’impression de le trahir, de laisser à quelqu’un d’autre la place qu’il avait eu. Je me suis reconstruite avec elle comme socle, nous avons avancé, main dans la main, découvrant avec l’autre quelque chose d’inédit sur nous-même. Elle faisait ses études, je travaillais - et avec ma trentaine était arrivée de nouvelles responsabilités et perspectives au travail, de nouveaux objectifs également. Je me suis appliquée alors que je m’assagissais à construire ma réputation sur ce que j’avais été et ce que voulais être. Exubérante, extravagante certes mais définitivement glamour, amoureuse de luxe et de haute couture, secrète mais toujours visible - cachée au grand jour disait Edvin - compétente et loyale envers et contre tout. Un savant mélange d’argent et de pouvoir, de miel et d’épines. Une persona publique plus qu’une réelle personne. Eira de son côté est tombée amoureuse - elle n’aurait pas pu me le cacher. J’ai assisté impuissante à la naissance d’une idylle, partagée entre compersion et angoisses. Cependant comme toujours, j’ai joué mon rôle de sœur : je ne pouvais que l’encourager à suivre son cœur et sa voie. Peut-être est-ce un écho de ce qu’elle ressentait, je me suis moi-même entichée d’un collègue dans les dernières semaines. Et puis, elle a passé son rite de passage, elle s’est promise à Hel. Et elle disparu de moi. Ce n’était pas comme avec Edvin bien sûr - je pouvais toujours la voir, lui parler. Mais peut-être était-ce même plus douloureux maintenant que je me sentais déchirée, diminuée d’une partie de moi-même. Eira n’a pas fait preuve de compassion, elle n’en a pas cherché non plus. Elle suivait son destin, sa nouvelle aventure ; la seule chose à faire, comme toujours, était de la suivre et d’apprécier, de réinventer une nouvelle relation enrichie de l’expérience…

Mon collègue, c’était Erik. Troisième fils d’une famille dévouée à la Beauté depuis près d’un siècle, mais qui ne comptait aucun surnaturel - l’une de ses tantes s’était vu offrir sa chance, mais elle n’avait pas survécu au rite de passage. Sa plus jeune sœur elle venait de mourir suite à l’accident de son sublimateur - il se noyait dans le travail pour ne pas y penser à une époque où je faisais exactement la même chose pour occuper mon esprit abandonné. D’abord ça a été des discussions autour d’un café, des échanges purement professionnels, des projets en commun que l’on montait jusque très tard - on commandait, on se faisait livrer et on mangeait en échangeant sur les bénéfices de tel ou tel client et les optimisations envisagées… Un soir, quelqu’un fêtait son anniversaire alors nous étions dans ce bar plutôt qu’au travail - nous avons boudé la soirée et sommes restés ensemble à l’écart à discuter de nos vies et de nos projets. J’avais eu des histoires depuis Edvin, des aventures, des amourettes - rien de comparable à ce que me faisait ressentir Erik. Pour la première fois depuis longtemps, j’avais l’impression que quelque chose qui s’était éteint en moi pouvait se rallumer - cela occupait mon cœur et me faisait oublier ma perte. De quelques années mon aîné, il était drôle, extraverti, charmeur, bien plus sérieux sur tout que moi mais au départ nous trouvions tous les deux cela charmant… Ça aurait presque pu marcher.

Ce qu’il y a d’incroyable avec le mariage, avec mes deux mariages même puisque j’ai réitéré ma première erreur, c’est que maintenant qu’ils sont finis, je peux affirmer qu’ils étaient condamnés à l’instant où l’idée de cette union stupide et maudite s’est imposée à nous. Bien sûr, je ne voyais pas les choses ainsi – j’étais amoureuse, je voulais espérer, faire confiance. Nous avions parlé d’avoir des enfants avec Edvin – nous en voulions tous les deux, j’en voulais, il en voulait ; et puis j’élevais ma jeune sœur presque comme ma fille, et nous aimions cela tous les deux. Des enfants oui, plein même, peut-être quatre ou cinq ! Une maison pleine de vie et de joies, nous nous y projetions bien. Mais il y avait tant de choses à faire, avant, tant d’aventures à vivre, d’autres projets… Edvin est mort si jeune. Le mariage en revanche, c’est une idée que nous n’avions jamais évoquée. Il avait vécu à travers moi la fin de celui de mes parents – il savait ce que tout cela m’inspirait, et il n’y tenait pas vraiment… Edvin était vraiment parfait pour moi.

Erik voulait se marier. Très vite, le sujet était venu, parce que nous voulions des enfants, que j’allais sur mes quarante ans et qu’il les avait dépassés. Très vite, trop vite sans doute, nos vœux ont été exaucé. Je suis tombée enceinte, nous avons choisi de le garder, et nous avons bricolé quelque chose autour de cela ensemble, nous avons cru faire des compromis acceptables mais nous n’avions pas assez bien réfléchi ; il ne voyait pas la famille et le couple comme moi. Aussi, Erik était maladivement jaloux et piquait des crises comme un enfant. D’abord, parce que je ne voulais pas l’épouser, ensuite, quand j’ai cédé en partie pour avoir la paix, parce qu’au mariage j’avais plus parlé du bébé qui allait bientôt naître que de nous, finalement parce que je m’intéressais plus à notre fille et ma carrière qu’à lui. J’ai tenu, d’abord parce que je l’aimais, puis j’ai trouvé d’autres raisons, d’autres excuses. Tous les couples passent par des périodes difficiles, et puis j’avais été nommée maîtresse de branche juste après la naissance d’Aslaug alors j’avais peu de temps à lui accorder mais cela allait s’arranger, et puis on ne divorce pas, surtout aussi vite, et juste parce que monsieur est un peu caractériel… A la fin de l’été, juste avant le second anniversaire de nos noces, nous nous sommes rendus à une réception. Je me souviens l’avoir vu sur un balcon, chuchotant à l’oreille d’une autre invitée et la tenant par les hanches. Je me souviens de ma rage. Je suis allée boire, beaucoup, et puis je suis allée trouver mon avocate aux premières heures du matin. Le soir-même, il était face aux papiers du divorce. Il a eu beau me jurer que cela n’était rien, qu’il ne s’était rien passé, que c’était ridicule, me dire - à raison – que c’était une mauvaise chose qu’une maîtresse de branche demande le divorce, je n'ai pas reculé. Je revoyais le corps sans vie de ma mère, et je voulais le frapper de risquer son existence vie ainsi, de préférer voir sa fille orpheline plutôt que de renoncer. Je crois qu’il ne comprenait pas que je l’aurais effectivement tué, si l’on m’avait apporté la preuve de son adultère – malgré ma répugnance, parce que c’est ce qu’il fallait faire. Comme je n’étais pas d’accord pour le mariage, j’avais obtenu qu’au moins nous prévoyons un contrat pour celui-ci ; cela a été des cris supplémentaires, des insultes, il a crié que j’avais tout prévu depuis le début, que je l’avais utilisé… J’ai obtenu la garde de notre fille, il a gardé l’appartement puisque c’était moi qui partais ; mais sa famille l’avait convaincu de me laisser tout le reste pour éviter que mon père ou moi-même n’engagions un détective pour prouver sa duperie. J’en veux toujours beaucoup à Erik ; pas pour nous, pas pour la façon dont cela s’est fini. Mais parce qu’il ne s’est pas battu pour sa fille, parce qu’il s’y est à peine intéressé en fait. Il a refait sa vie, obtenu ce dont il avait toujours rêvé, et elle ne rentrait pas dans l’histoire qu’il voulait se raconter.

Puis Angus est entré dans ma vie, ouragan me rappelant Edvin. Dix ans plus jeune que moi, charmeur, audacieux, une connaissance m’avait trainé à un vernissage de ces œuvres parce que je ne pouvais qu’adorer son regard. Et c’était vrai – Angus voit ce qui est beau, ce qui est grand, ce qui est fort en chaque chose. Il est venu à moi le regard plein d’admiration et de joie de me voir m’être déplacée pour apprécier son art, il m’a tout expliqué en me servant des verres et en m’appelant sa nouvelle muse alors que nous ne nous connaissions pas encore. Il m’a tout de suite plu, avec son air de jeune premier arrogant et cette façon si personnelle de percevoir le monde. Mon peintre, mon poète, mon artiste torturé qui me traitait comme une œuvre vivante. C’était bon, ça marchait objectivement mieux qu’avec Erik, et contrairement à lui, il a tout de suite été merveilleux avec Aslaug. Il s’est occupé d’elle comme si elle était sa propre fille – je veux des enfants tu sais, j’en veux plusieurs, mais cette gosse elle est incroyable. La meilleure façon de toucher mon cœur, c’était encore d’apprécier ma fille à sa juste valeur. Et puis avec mes quarante ans, j’étais comme prise d’un sentiment d’urgence. C’est maintenant ou jamais. Alors encore une fois, nous avons brûlé les étapes – j’ai cru que j’avais appris de mes erreurs, j’ai cru que j’avais abordé les principaux sujets, que cette fois-ci cela se passerait mieux. J’avais tort, mais pour ma défense les choses ont été bien plus pernicieuses avec Angus. Nous avons mis plus de temps à voir que cela c’était gâté – parce que c’était une somme de petits riens, d’oppositions minimes, de luttes inutiles, de gentilles mesquineries… Un jour pourtant, je n’avais plus confiance en lui et il ne m’apportait plus du tout le soutien indéfectible qu’il m’avait promis. La goutte d’eau qui a fait déborder le vase, ça a été que j’aide Siv. Il est devenu méchant, et j’ai perdu patience. Ce divorce a été plus terrible et plus doux que le premier tout en même temps ; c’était douloureux, de recommencer, de répudier son homme sous les regards accusateurs des autres, c’était des cris et de la vaisselle cassée ; mais contrairement à Erik, Angus avait une profonde et solide relation avec les jumeaux que nous avions eu ensemble, et même avec Aslaug qu’il avait pratiquement élevée. Il a fallu apprendre à composer, pour eux, entre nos rancœurs et la peine que nous nous inspirions, et leur intérêt, leurs besoins. Ironiquement, Angus est presque devenu un meilleur soutien pour moi au sein de la Beauté après que nous ayons cessé d’être ensemble, parce que c’était une autre façon de soutenir la famille et qu’il s’y sentait tenu par ses enfants et non par un serment auquel il ne croyait plus… Comme quoi, le mariage, ça gâche vraiment tout.

J’ai souvent flirté avec la légalité dans mes affaires ; en fait, j’ai même plusieurs fois franchi la ligne. La différence en optimisation et vol est parfois très fine, certains arrangements ne se racontent pas, on obtient nombre d’informations et de contacts en fermant les yeux. Les paillettes et l’envers du décor ; ça n’est pas si différent de la vie des artistes du Big Eyes finalement. Dans cet empire de la Beauté dans lequel j’ai toujours évolué, empire du divertissement, du luxe, du beau, l’envers du décor ce sont souvent les plaisirs interdits ou trop contrôlés, les corps, les drogues, les évènements secrets… Des sommes incroyables, avec lesquelles il faut jouer. Mais je m’étais toujours tenu au simple blanchiment, pour rendre service presque, mes mains étaient relativement propres. Et puis Siv est arrivée chez nous au milieu de la nuit, le maquillage défait, les cheveux en bataille, la gorge pleine de sanglots. Il va me tuer, il va me tuer. Dix sept ans sans ce parler ou presque, et je la retrouvais dans une telle détresse – cela m’a brisé le cœur. Il a fallu toute la nuit pour apprendre ce qui était arrivé, pour renouer. Siv s’était mariée, mais son mariage battait de l’aile depuis des années. Son mari la trompait, et elle n’avait rien osé dire ; puis elle l’avait trompé aussi, et il s’était mis à la menacer. Il avait des preuves, qu’il disait, il allait lui faire regretter – mais c’était lui qui avait commencé sanglotait-elle. Angus m’en a voulu, de la défendre, de prendre son parti ; alors que je lui avais parlé de ma mère, alors que j’avais fait des histoires pour l’épouser, alors que j’avais menacé le père de ma fille. J’ai accompagné Siv pour aller chercher ses affaires, et l’autre idiot était là, à crier des menaces, à nous insulter toutes les deux. Ce type, son mari, il me sortait par les yeux avec sa façon de nous parler comme si nous n’étions rien, comme si nous lui devions tout. J’imagine qu’avec Siv, on aurait pu engager un détective, on aurait pu le prendre au piège et résoudre le problème autrement. Mais je ne suis ni patiente ni particulièrement charitable ; et il avait commis la bêtise certaine de gronder que cela retomberait sur ma famille si j’aidais sa traîtresse de femme. Alors avec Siv, on a organisé une confrontation ; il s’est étouffé sur son verre de vin – je dois lui accorder que le doux goût d’amande devait gâcher l’expérience. Ça n’est pas si cher, un médecin légiste complaisant. C’est moi qui ai versé le poison. C’est mon premier passage de ce côté-là de la loi, de façon réelle, palpable, aussi évidente. Et c’était facile.

J’ai commencé à sérieusement évoquer la question du Big Eyes avec mon père un peu avant mon premier divorce. Je n’étais pas prête selon lui, trop jeune, trop naïve – comme s’il avait alors oublié qu’il était plus jeune que l’âge que j’avais alors quand lui-même s’était lancé dans cette aventure. Ensuite, j’ai divorcé, et c’était une raison suffisante de me faire taire : je ne sais pas ce que je veux, je n’ai pas réussi à rester mariée, je ne peux pas m’engager… Il a trouvé de nouvelles excuses quand je me suis remariée, et il est revenu à ses anciens arguments quand j’ai à nouveau divorcé. Siv est venue s’installer chez nous, nos retrouvailles occupaient un peu l’espace, me faisaient oublier la rupture que sa présence avait précipité. Siv était toujours aussi ambitieuse et terrible, et à son contact je me suis trouvée de nouvelles forces et une nouvelle détermination. Je n’avais plus peur de franchir la ligne, et j’ai usé de nouvelles ruses et de nouvelles méthodes contre mon père, pour lui arracher le joyau familial qu’il m’avait annoncé – presque moqueur – vouloir vendre à une autre personne. Cette lutte s’est glissée dans chaque aspect de ma vie, elle a grignoté tranquillement tout le temps que je n’accordais pas à mes enfants. C’est un temps que je n’ai pas accordé à ma sœur, quand le plus grand drame qui puisse frapper une famille s’est abattu sur elle. J’aimais mon neveu. Le mariage de ma sœur et la fin de sa sublimation avait changé notre relation ; mais nous ne pouvons pas réellement nous perdre, nous avons trop partagé, nous partageons trop. C’était différent, c’était autre chose, mais c’était plaisant aussi de découvrir une nouvelle façon d’être une famille, d’être tantes, de parler de maris… De voir son fils et ma fille partager du temps ensemble ; ils n’avaient que deux ans d’écart… Je crois que je serai devenue folle, que j’aurai brûlé Senja toute entière s’il m’était arrivée la même chose qu’à elle ; je crois aussi que l’idée a au moins dû la traverser. La vérité, c’est que je n’ai pas su et je ne sais toujours pas quoi faire pour l’aider. Je me suis occupée de milles autres choses, j’ai essayé d’être là sur ce que je pouvais – tout pour ne pas dévoiler combien je me sentais démunie et inutile. J’ai reporté ma rage dans mon conflit contre le paternel, oubliant le monde. Ou profitant du monde ; bien sûr que j’ai pleuré au Gala de la paix quand le Panthéon a explosé, bien sûr que j’ai frémis en découvrant certains des effets de la Beyla, bien sûr que le meurtre de notre ambassadrice m’a secoué et que j’étais terrifiée quand nos pouvoirs ont soudain commencé à flancher. En même temps, cela a bien fait mes affaires. C’est assez incroyable, les opportunités qui peuvent naître du chaos ; et comme il est facile de faire circuler des sommes et de trouver des prêtes noms et des faux prétextes dans ces périodes de crise. C’est à moitié cela, quoique je ne dénigrerai certainement pas mon travail acharné sur près d’une décennie, qui m’a permis d’arracher à mon père le trésor familial.

C’est quelque chose d’incroyable, de voir mes enfants assis au bureau où je travaillais enfant, dans cette petite salle attenante au bureau du directeur du Big Eyes. De la directrice aujourd’hui. Le monde peut bien s’écrouler autour de nous, puisque nous sommes là rien ne peut nous atteindre – ou c’est en tout cas le sentiment que cela procure. Aslaug est une adolescente aujourd’hui, elle s’affirme, elle se cherche – et nous essayons de la guider au mieux. Les jumeaux, Sigrun et Sigmund flottent entre deux âges, ils sont encore enfants et mais cherchent à marcher sur les pas de leur aînée, voudraient faire comme elle qui s’émancipe petit à petit… C’est charmant, vraiment, de voir les rêves d’enfants devenir des ambitions d’adulte.
Et moi d’en nourrir de nouvelles en ces temps troublés.